La nuit était bien avancée quand la Carême accosta. Pourtant, il régnait une grande activité dans le port de Symph. Malgré l'obscurité, de nombreuses muses passaient et repassaient, discutant avec les marins de leurs voyages futurs, de leurs cargaisons ou même des nouvelles du pays. Une fois que l'équipage eut déchargé, tous se séparèrent et partirent dans la ville profiter de leur quartier libre. Ne resta qu'Ewel.

Dans la cabine, Soloa avait affûté ses armes pendant la moitié du voyage et resserrait désormais méthodiquement toutes les lanières maintenant ses pièces d'armures et de tissu sombre sur elle.
La porte s'ouvrit en silence.
-Nous... nous... sommes arrivés.
-Je savoir. Je partir. Toi pas inquiéter.
Ewel comprit, mais il ne pouvait s'empêcher de se mordre les doigts. Il aurait du essayer de la tuer, elle était seule et lui, avec ses matelots, une dizaine. Une fois ou deux, il avait hésité, mais quand la question "Qui du premier irait se jeter sur sa lame ?" était venu, il avait balayé toute idée de résistance.
Étrangement, Soloa avait foi en lui. Bien sur, elle ne croyait pas qu'il soit méritant, digne de confiance ou même d'affection -si ces mots signifiaient encore quelque chose pour elle- mais elle pensait qu'il ne la trahirait pas. Par bonté d'âme autant que par peur. Elle ne se trompait pas. Elle se trompait rarement. Finissant d'attacher la lanière du haut de sa botte de cuir noir, elle descendit du lit et se dressa dans la faible lumière de la bougie sur le bureau.
-Dire je bonne chance.
-Qu.. quoi ?
-Toi dire je, bonne chance.
-Tu veux... tu veux que je te dise bonne chance ?
-Oui.
-Bo... bonne chance. Il déglutit avec difficulté, n'osant la regarder dans les yeux.
-Je espérer toi survivre. Toi intelligent. Vrai humain.

Elle le dépassa sans qu'il relève la tête, et sortit de la cabine.
Que voulait-elle dire par "Vrai humain" ?


Les quais étaient animés. Peut-être trop, d'ailleurs. Sur le pont du navire, Soloa était agenouillée à la proue, dans l'ombre. Elle attendait une accalmie, un signe que la voie se dégageait. Deux nobles passèrent, des humains. Ils riaient aux éclats, ajoutant leur discussion enjouée aux brouhaha lointain des bureaux de commerce des docks.
Le ciel était pur, dégagé de tout nuage. Les étoiles scintillaient au dessus des remparts de pierre de muse. Le donjon, courbé vers les lunes de Keiter, se dressait devant elle, dominant une ville construite en hauteur. Soloa, bien qu'elle n'aimât rien réellement, ne portait pas une haine totale à Symph. Cela ressemblait à chez elle. Chez elle. Les souterrains, les grottes, les salles, les temples et parfois, au détour d'un chemin, de gigantesques précipices creusés dans la pierre où des tours s'élevaient, défiant la noirceur des ténèbres. Les entrailles de la terre. Aldaviir. Cela ressemblait. Elle n'aurait su décrire pourquoi.

-Keei... shei... lan. Keeii sheii laan...

Le silence. Le Démon fut soudain totalement silencieux. Il n'émit aucun bruit en claquant ses bottes sur la pierre du quai, tombant avec violence. Il n'émit aucun bruit en courant dans une ruelle. La cape virevolta, et, tel un félin rapide et agile, Traque-Moufflon disparut dans la ville sans que personne ne daigne le remarquer.