Une brindille craqua sous le poids de l'armure. Aussitôt, le cerf se redressa et dévisagea attentivement la créature à quelques mètres de lui. Il n'avait sans doute jamais rencontré de chérubins car il ne bougea. Ce n'est que lorsqu'il aperçut la flèche qu'il tenta de détaler. Trop tard. Shaara ajusta son tir et la pointe mortelle s'enfonça dans le flanc de l'animal qui s'écroula. Se débattant vainement, il tentait de se relever lorsque la chérubienne enfonça sa lame jusqu'à la garde dans la nuque de la bête. D'un geste sec, elle décapita sa proie dont le corps inerte retomba, secoué par des spasmes, le sang bouillonnant s'échappant de ses plaies.

La créature aux attraits elfiques mais au coeur de pierre récupéra sa lame et sa flèche et entreprit de tirer le corps jusqu'à la clairière où elles avaient rendez-vous. Cela faisait un an qu'elle s'était séparée de Soloa pour mener sa mission et elles s'étaient mises d'accord pour se retrouver ici afin de faire le bilan de celle-ci.

Elle lâcha le cadavre et se jeta voracement sur celui-ci. Afin d'être à l'heure, elle ne s'était pas arrêter en route pour chasser et, bien que les chérubins corrompus soient dénués de sentiments, ils avaient quand même besoin de se sustenter. Ses mâchoires s'activèrent et ses dents pointus et coupantes comme des rasoirs déchirèrent sans peine muscles, nerfs, tendons et autres organes internes. La bête était immense mais Soloa aurait peut-être faim elle aussi. Elle aurait aussi pu faire un feu et cuire son repas mais comme elle l'avait constaté, les humains n'aimaient pas particulièrement sa race et leurs soldats, bien que plus faibles physiquement, étaient nombreux et bien entrainés... certains avaient même des pouvoirs ressemblant aux siens. Cependant, elle espérait que Soloa n'allait pas tarder, non qu'elle soit inquiète pour elle, bien au contraire, que Soloa soit vivante ou pas était le cadet de ses soucis.

Simplement, elle avait remarqué que les hommes brûlaient les cadavres qu'ils ne pouvaient exploiter pour leur viande etc afin d'éviter les épidémies. Et si elle tardait trop, son repas allait attirer les charognards. Le nombre inquiétant d'oiseaux morbides pouvait aussi affoler les humains qui ne manqueraient pas de venir jeter un œil... Ces pathétiques créatures roses. Un rien les effrayait mais l'inconnu les rendait téméraires. Lorsqu'elle en avait tué un pour la première fois, ils avaient crus pouvoir la submerger sous le nombre. Leur erreur avait été fatale.

Son repas terminée, elle se releva et essuya du dos de la main le sang qui recouvrait maintenant la partie inférieure de son visage. Puis elle commença à nettoyer les mèches de cheveux englués par le liquide sombre. Au moins y aurait-il assez de viande ici pour nourrir plusieurs générations de chérubins. Assise contre un tronc d'arbre, l'épée plantée à quelques centimètres de sa main, elle attendit encore. Soloa ne tarderait surement pas...

La clairière était ensoleillée. Les doux rayons chauds, étranges pour l'hiver, traversaient les branches sans feuilles. Aucun oiseau ne chantait, seul le vent dérangeait la quiétude du lieu.
Bientôt, un autre bruit vint bousculer la nature morte. Des sabots.
Une ombre s'avança d'entre les arbres, lentement.

Soloa apparut, montée sur un étalon noir d'une taille plutôt conséquente. Il ressemblait davantage à un cheval de trait qu'à un de course, mais paraissait musclé et relativement puissant. Sa robe sombre s'accordait parfaitement avec sa cavalière, qui l'avait d'ailleurs choisi pour cela. Choisi n'était pas le mot approprié. Plutôt volé. Dans une écurie de Symph, au petit matin. Les muses ne dressaient pas de chevaux mais possédaient de grandes bâtisses et étables pour ceux des voyageurs. Soloa ignorait si la bête dans le box marqué à la craie de "Pristule" avait un propriétaire. Sans doute, car il, ou elle, Pristule n'étant ni particulièrement masculin ou féminin, semblait bien entretenu. Ainsi, le Démon semblait être un simple messager.

Soloa mit pied à terre à quelques mètres de la charogne, et observa Shaara de ses pupilles orangées. Elle la dévisagea, sans aucun mouvement, puis reporta son regard sur la carcasse. Elle ôta sa capuche, dévoilant sa chevelure noire de jais et l'ornement qu'elle y portait: une sorte de broche sombre de fer ou d'un métal identique dans laquelle était incrustée la Pierre. Son fragment.

Dans un langage chérubin parfait, presque chanté comme tous les dialectes de Sal, Soloa lui lança:

-Tu as pensé à moi. Je n'en ai pas fait autant. Je t'offre le cheval.

Soloa n'éprouvait aucun sentiment à l'égard de Shaara, et c'était cela qui faisait qu'elles pouvaient se qualifier "d'amies". Mais la politesse entre personnes de même rang chez les chérubins était importante. Même entre ennemis, bien qu'elle soit souvent enfreinte.
Elle s'approcha. Un pas, deux pas. Les bottes noires écrasèrent les branches et feuilles tapies dans l'humus du sol.

-Tes lames ont l'air aussi fières que les miennes. Toi aussi, tu as beaucoup tué. La mission se porte bien.

Le cheval, derrière, s'agitait. Soloa l'ignora en s'asseyant à trois pas de Shaara, en face d'elle. Elle sortit ses deux sabres de leur garde, qu'elle planta dans la terre.

-Quelles nouvelles ?

-Tu as pensé à moi. Je n'en ai pas fait autant. Je t'offre le cheval.

Shaara jeta un coup d'œil à la monture qui semblait nerveuse -sans doute avec raison- et elle se demanda quel goût pouvait avoir cette créature domptée par les humains. Toutefois, les forces de cavalerie chérubiennes étaient pour ainsi dire inexistantes et avoir une monture pouvait s'avérer être utile lors des combats. Concentrant à nouveau son regard sur Soloa, elle adopta à son tour sa langue natale:
- Sel no shoana.

Cette phrase toute simple équivalait à un remerciement poli. Soloa s'approcha tandis que Shaara se levait. Son regard gris métallique plongea dans les pupilles orangées de l'autre. Les chérubins de la même famille se devant le respect, elles se devaient de se parler face à face:
-Tes lames ont l'air aussi fières que les miennes. Toi aussi, tu as beaucoup tué. La mission se porte bien.
- Nos maîtres seront contents de l'apprendre. Ce continent est une véritable bénédiction pour notre famille. Leurs guerriers ne feront pas le poids face aux nôtres.

Se rasseyant, Soloa sortit ses lames et les planta de la même manière que Shaara.
-Quelles nouvelles ?

Shaara observa sa compagne avant de répondre. Elles avaient sensiblement la même taille mais contrairement à elle, Soloa avait de longs cheveux noirs et sa peau était plus foncée.
- En un an j'ai eu le temps de parcourir ce continent sur presque toute son étendue. Ici, les forêts alternent avec les montagnes et les plaines, le gibier y est abondant et les humains sont suffisamment nombreux pour nourrir tout Sal.

S'agenouillant, elle saisit un bâton à proximité et commença à dessiner une carte grossière de Keiter y indiquant les emplacements des grandes villes. Indiquant Fenz et Avoriaz:
- Ces deux là sont les plus dangereuses. En s'alliant elles possèderaient une force de frappe navale et terrestre bien supérieure à la nôtre mais, elle pointa Elindor, celle-ci est bien plus vulnérable et semble parfaite pour commencer. Comme les autres, elle possède des murailles et des soldats bien entrainés mais j'ai remarqué que les passages souterrains servant à évacuer les immondices sont plus praticables ici qu'ailleurs. Le problème est la proximité de l'une des deux puissances militaires qui risque d'envoyer des renforts pour les seconder. Il faudra donc que cette ville tombe rapidement ou que nous interceptions ces mêmes renforts.

Plus au sud vivent des créatures ailées plus petites que nous mais plus agiles. J'ai également entendu parler d'une sorte de confrérie de puissants mages qui recrutent les humains ayant des pouvoirs mais je n'ai pas pu me renseigner plus, n'ayant pas pu visiter les îles alentours.

Son résumé terminé, elle posa la branche à côté d'elle et regarda son "amie", occupée à étudier le plan.
- Et de ton côté? Qu'as-tu découvert d'intéressant?

Soloa écouta la chérubin sans un mot, observant son dessin grossier au sol.
-Ces deux là sont les plus dangereuses. En s'alliant elles possèderaient une force de frappe navale et terrestre bien supérieure à la nôtre mais, elle pointa Elindor, celle-ci est bien plus vulnérable et semble parfaite pour commencer. Comme les autres, elle possède des murailles et des soldats bien entrainés mais j'ai remarqué que les passages souterrains servant à évacuer les immondices sont plus praticables ici qu'ailleurs. Le problème est la proximité de l'une des deux puissances militaires qui risque d'envoyer des renforts pour les seconder. Il faudra donc que cette ville tombe rapidement ou que nous interceptions ces mêmes renforts.
-Commençons par Elindor, dans ce cas.
-Plus au sud vivent des créatures ailées plus petites que nous mais plus agiles. J'ai également entendu parler d'une sorte de confrérie de puissants mages qui recrutent les humains ayant des pouvoirs mais je n'ai pas pu me renseigner plus, n'ayant pas pu visiter les îles alentours. Et de ton côté? Qu'as-tu découvert d'intéressant?
-Symph. C'est le nom de la ville. Elle n'est pas bien gardée mais ses remparts sont hauts, nous risquerions de nous faire repousser. Je suis allée sur une île au nord. Velor. Nous pourrions facilement nous installer, la population doit s'élever à cent personnes, en comptant les moutons. J'ai dû en décimer une bonne moitié dans la semaine. Cela fera un excellent avant-poste pour lancer nos attaques sur Keiter. Il y a aussi les marécages un peu au sud, mais je me suis arrêté à leur orée. Il vaut mieux aller à Elindor. Les généraux attendent nos informations, pour lancer leurs gobelins et l'Ecorcheuse. Il faut qu'une de nous deux aillent leur porter message. Le plus vite possible.

Soloa fit une pause, releva la tête et planta son regard dans celui de Traque-Filasse. Le silence de la clairière agitait le cheval, derrière, comme si le danger était imminent. Mais aucunes des deux chérubins ne semblaient s'inquiéter.

-Il faudrait que j'aille au nord, vers leur campement. Les gobelins devraient avoir tout rasé, selon les plans. Tu préfères y aller, ou je m'en occupe, des généraux ?

Soloa ne souhaitait pas donner réellement le choix à son interlocutrice. Elle n'avait pas envie d'y aller. Le temps n'était pas au bavardage, et elle espérait que l'autre accepte rapidement, mais elle devait tout de même lui proposer. Politesse inutile, mais protocolaire inévitable obligeait.

-Il faudrait que j'aille au nord, vers
leur campement. Les gobelins devraient avoir tout rasé, selon les
plans. Tu préfères y aller, ou je m'en occupe, des généraux ?

Shaara prit le temps de réfléchir à la proposition avant de répondre. Après tout, qu'avait-elle de mieux à faire? Elle avait accomplie sa mission et pourrait ainsi être aux premières loges pour assister à la destruction d'Elindor. De plus sa nouvelle monture lui permettrait d'arriver plus rapidement à destination.

- Non je vais m'en charger. La bestiole me fera gagner du temps dit elle en désignant du menton la "bestiole" en question De plus, leur campement est situé assez loin d'ici.

La dessus, elle se releva, salua sa compagne et s'approcha de l'étalon qui piaffait toujours nerveusement. Cette bête finirait par se calmer. Lorsque la pierre repérerait cette masse d'énergie qui n'allait pas souvent la quitter au cours des semaines à venir, elle la "pomperait" également petit à petit, lentement mais surement.

Avant de l'enfourcher, Shaara se retourna vers Soloa:
- Tu ferais mieux de ne pas traîner, le cadavre va les attirer comme des charognards.

Dans le ciel, quelques oiseaux de proies tournoyaient déjà en poussant des cris aigus. Shaara grimpa souplement sur la bête et lui fit faire demi-tour. Talonnant sa monture elle s'éloigna dans la forêt en direction du nord, à la recherche d'une route plus apte au galop.